samedi 10 janvier 2009

Le Foyer des morts

On le voyait souvent, ce jeune homme venu d'Argos, et tous se demandaient quel dieu lui avait insufflé cet exil volontaire qui le conduisit au nord, loin de son hâtre. D'aucuns prétendirent sans gêne que son foyer fût déjà éteint depuis longtemps, depuis avant même que débutât l'époque de la hargne de Mardonios, neveu de Darius.

Le jeune homme ne parlait guère que lors de ses visites, peu fréquentes mais régulières, au logis du vieux potier ermite, Evsebios, qui habitait la noble maison de pierres prosternée aux pieds du mont Cithéron. Evsebios put livrer, pour peu qu'on le questionnât, que son étrange protégé se nommait Hermogenes d'Argos. Mais sur son occupation ou ses faires en terre si reculée de sa cité patrie, nul ne put extorquer quelconque parole. Le vieux potier se contenta seulement de répondre à Nikolaos de Marathon, un bûcheron habitant loin de la ville qui osa l'interroger : "Il est né d'Hermès, et les pieds qui l'ont conduit chez nous sont chaussés de providence. Apollon vous dirait, s'il le veut, ce que le jeune homme vient réaliser ici en Platées. Mais je ne suis point oracle. Cessez de me questionner." Et sur ces mots il continuait sa marche, ni lassé, ni satisfait.

On le vit souvent, ce jeune homme, plutôt chétif – on devinait, même l'œil mi-clos, que ses bras n'avaient pas porté la lance des hoplites – chétif et maladroit – plus distrait que maladroit, devrais-je vous donner mon avis – on le vit souvent rôder, entre ses visites au pied du mont Cithéron, aux bordures des plaines béotiennes. Il semblait y avoir un étrange rituel à ses agissements : alors qu'il visitait le bon Evsebios aux premiers oranges de l'aube, il retournait, seul, à pied, aux bordures des plaines, lorsque Apollon eut tiré son char derrière les vagues mourantes du Golfe de Corinthe.

Le jeune né d'Hermès eut parfaite conscience que des esclaves avaient été expressément chargés de le suivre, et il se doutait forcément que ses moindres faits et gestes étaient rigoureusement enregistrés et rapportés aux maîtres de maison, qui au soir en parlaient entre eux. Bientôt la rumeur fut réputation, et même les nobles marchands, si désintéressés fussent-ils par les agissements d'un seul Héllène en son propre pays, s'assurèrent tout du moins que les cargaisons qui leur étaient destinées, et qui parfois passaient par les plaines, se rendirent à bon port, et avec le nombre de grains prévu. Entre-temps, Evsebios partait fréquemment de son logis, délaissant ses quelques amis – encore plus que d'habitude – et revenait le soir tombé, plusieurs sacs aux mains, plusieurs sacs pleins, et apparemment pesants, qu'il traînait avec entrain d'esprit et misère de corps.

Un jour un esclave vint trouver son maître en toute hâte et, essoufflé, parvint à expliquer qu'il avait vu Hermogenes, quittant la demeure du vieil ermite, avec une petite charrette contenant tous les sacs dûment remplis. Plus tard, d'autres serviteurs firent suite à la nouvelle, disant successivement qu'on avait vu le jeune d'Argos traîner sa charrette seul jusqu'aux plaines, l'y déposer, et sortir des sacs une quantité impressionnante de pierre blanche, la même que l'on trouvait sur les flancs du mont Cithéron.

Dorénavant toute famille respectable avait un esclave constamment sur les lieux qui n'avait ordre de revenir que lorsqu'une nouvelle intéressante se dessinât. Chacun espérait l'exclusivité de telle ou telle partie de l'histoire, et bientôt il se trouvât que Hermès en personne n'eut jamais été gratifié d'une telle popularité même dans tous les hymnes homériques réunis.

On disait que le jeune Hermogenes transporta en tout quatre charettes complètes de pierres, des pierres de toutes les tailles, certaines dans des sacs, d'autres dans des vases, des pierres toutes blanches et le plus souvent carrées ou plates. On racontait aussi que du tas de pierres qu'il eut dressé près de son rudimentaire campement, il progressait en allers-retours incessants, apportant chaque fois une petite quantité de roche et disposant le matériau à plat sur le sol, comme pour bâtir les fondations d'une minuscule demeure. Finalement, on nota qu'au passage, il ne manquait jamais de se retourner, d'abord à gauche, puis à droite, et de gratifier toutes les directions de la parole suivante : "Toi qui es un dieu sous la terre, sois-moi propice."

La chose souleva une nostalgie qui ne pouvait qu'être un message des dieux qui jusque-là s'étaient détournés de la sottise et du blasphême de notre oubli. Deux générations seulement s'étaient écoulée depuis la victoire de Pausanias sur Mardonios, et déjà le peuple, glorieux mais petit, de Platées avait commis l'erreur la plus grave, celle de ne pas se souvenir.

Mais la culpabilité ainsi allumée en ces cœurs qui se souvenaient soudainement avoir compté parmi leurs ancêtres un des héros à avoir mené au triomphe des armées de Pausanias conduisit à la tristesse. Les gens, tout le jour, se regardaient entre eux comme ils se seraient regardés eux-mêmes dans le reflet des eaux troubles du Golfe de la Laconie, et avaient honte. Un magistrat d'Athènes s'en trouva offusqué et repartit pour la grande cité avec un souvenir bien sordide de notre mélancolique peuple.

Plus personne n'envoya d'esclave, préférant se fermer les yeux sur la catastrophe, et espérant que les morts épargnent leur demeure malgré tout. Certains se souvenaient encore d'un parent se rendant sur les plaines béotiennes pour y porter fleurs, vin et victuailles, lesquelles étaient invariablement offertes, sans reste aucun, au seul bonheur des morts là enterrés. Tous comprenaient la valeur sacrée du geste, et par un concours que nul n'arrivait à bien comprendre, tous avaient oublié.

Un matin, le jeune Hermogenes vint me voir dans ma demeure, moi qui habitais le plus près des plaines à l'exception de quelques cultivateurs et de Nikolaos de Marathon. Il me demanda, sans nul désir brûlant ni froide appréhension, de participer à réunir autant de gens nobles et soucieux des usages que les meilleures maisons pussent en contenir. Une immense conflagration devait y avoir lieu, et chacun pourrait y apporter le meilleur de ses aliments, du vin, du fromage, des olives, mais aussi des fleurs, des ornements de bronze et des pièces de potterie. Nikolaos avait déjà donné son accord pour se prévaloir du bois nécessaire au rituel.

J'ignore combien de gens se présentèrent à l'événement. Je ne comptai pas tous ceux que je vis et ceux que je vis n'étaient pas tout ceux que j'eus pu compter. Les familles entières s'étaient déplacées. Des hordes d'esclaves avaient été amenés, parfois même traînés de force, car ils savaient que la plupart ne seraient pas que spectateurs. C'est en arrivant sur les plaines que je constatai moi-même l'ampleur du travail accompli par le jeune venu d'Argos : de ses deux bras chétifs qui n'avaient jamais tenu la lance, il avait empilé, une à la fois, l'équivalent de quatre charettes pleines de pierres plates ou carrées, toutes blanches, et qui formaient désormais le plus grand autel de foyer que le monde Héllène ait jamais connu.

D'immenses bûches, des troncs tout entiers, furent portés à la bouche du four, qui les mâcha ensuite goûlument dans ses dents de flammes. Les flammes s'élevèrent, et quand elles furent jugées à une intensité suffisante, des gens s'avancèrent. Sur le brasier on versa du vin des meilleures vignes d'Eleusis. On y brûla du blé et des branches d'olivier encore couvertes d'olives mûres. On fit immoler vif des veaux et des chèvres, et on décapita ou égorgea des esclaves qui par la suite subirent le même sort. La pierre blanche se noircit, et avec elle, un peu de l'esprit de Dionysos s'affala, satisfait.

Pendant la conflagration, les yeux de toutes les familles se ranimèrent. Les morts, même ayant gagné leur repos, cessèrent un instant leur errance et oublièrent de frapper les champs par la sauterelle et le ver, et vinrent admirer l'offrande qui s'offrait à eux, la première depuis une entière génération. Le brasier mangea, mangea et mangea encore, et les dieux sous la terre reçurent chacun leur part, chaque ancêtre fut honoré, chaque famille renouée, et alors nous demandâmes pardon à ceux que nous avions ignoblement oubliés.

À l'apex de la nuit les offrandes cessèrent, les ressources furent épuisées. Alors un jeune homme, fils de pêcheur, entonna un air, celui qu'il avait l'habitude de chanter autour de son propre foyer, auprès de sa femme et de sa fille. Son propre rituel. Tous les Platéens présents se joignirent à ce moment de pure intimité. Nous n'ignorions pas les lois, seulement le moment méritait d'être grand, en le nom de tous ceux qui avaient vagabondé trop longtemps, affâmés et esseulés, ayant pour seule conscience celle d'avoir été brossé des mémoires.

Tour à tour les familles se livrèrent à leurs chants, danses et rituels sacrés. La plus grande orgie de tous les temps n'eut guère davantage rapproché les gens de corps et de pensée. Encore sur l'Acropole l'on peut entendre les légendes de cette nuit, la Nuit née d'Hermès, où les âmes de centaines de morts furent rassasiées, et le peuple de Platées, expié et libéré d'une fatalité qui n'aurait pu être évitée, l'annihilation par la colère des héros déchus.

À l'aube, il sembla que Prométhée fut venu reprendre aux hommes son cadeau divin pour le remettre sur le char d'Apollon. Le soleil ne m'avait jamais paru plus éclatant. Au loin les ombres semblaient dessiner les corps des armées de Xerxès, témoins de la fête et encore tremblante, regagnant son Orient débauché à mesure que le jour s'éleva vers Ouranos.

Je parlai quelques jours plus tard avec Evsebios, qui avec ses deux veaux avait dû brûler une partie de son âme, car il était faible, malade, il avait peine à marcher et ses mots devenaient de plus en plus étrangers à nos oreilles. Il ne reparassait plus à la cité, et nombre de gens, qui le connaissaient personnellement ou de nom, en vinrent à croire qu'il avait rejoint les fiers guerriers tombés sous les Perses et maintenant rassasiés de nos généreuses offrandes. Il me livra quelques mots qui restèrent comme peints sur le corps de mes souvenirs, telle une amphore spartiate des jours avant la glorieuse floraison de la cité d'Athéna :

"Il sait qu'il va bientôt rejoindre ses ancêtres sous terre. Le petit Hermogenes sent son heure arriver de gagner son repos. Il a réveillé en nous le souvenir des morts, afin de réparer sa propre vie d'absence à leur dernière demeure. O Aischylos, mon bon ami, je ne sais que penser. Ou cet homme a été pour nous le salut, ou il a été un simple égoïste."

Il marqua une pause.

"Quoiqu'il en soit," reprit-il, "la terre lui sera propice, comme tel fut son souhait, et il ne souffrira jamais de la faim. Il existera toujours un homme généreux pour lui sacrifier une partie du repas servi à ses propres ancêtres. Il sera dieu sous la terre, par ce seul geste de bonté, et encore, de bonté masquée comme un dramaturge athénien."

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