mardi 6 janvier 2009

Anecdote entre parenthèses longue de cinq pages

(Je pense qu’il faut ici inspirer profondément, le temps de renverser l’entropie pour comprendre comment les embranchements de possibilités et les mouvements de choix ont pu conduire à cette question bien précise. Car dans toute pensée il existe une série causale-conséquentielle qui peut très bien remonter jusqu’au début de l’univers connu. Mais que le spectateur de ces mots n’aie crainte, il ne sera pas nécessaire pour comprendre de remonter à ce début.

Cela paraîtra nécessairement insignifiant – et paradoxalement, ensuite ça ne le semblera plus du tout, car d’une part, dès que l’on connaît la série d’événements qui mène à un résultat particulier, on semble ne plus s’étonner du hasard impliqué dans l’accomplissement dudit résultat ; et d’autre part, nous avons l’habitude de penser combien des choses apparemment insignifiantes – insérer un papillon ici – ont à long terme un effet cataclysmique ; tout le cinéma hollywoodien est basé sur ce principe : on parle de rencontres fortuites, de coups de dés salvifiques, du héros qui fait le seul mouvement envisageable pour ne pas planter toute la chorégraphie d’arts martiaux qu’il enchaîne depuis dix minutes. Et qui dans une société avancée n’est pas influencé par le cinéma hollywoodien doit être : comateux, un géranium, ou une gravelle dans le jardin de votre voisin. Ceci dit, ayez pitié des gravelles, elles n’ont pas choisi de ne pas comprendre le cinéma hollywoodien. Elles n’ont pas choisi d’être inconscientes et insignifiantes, puis de paradoxalement se retrouver dans une position de changer tout ce qui allait se passer dans la vie d’une jeune personne, son entourage, son univers.

Cette gravelle, donc – qui ne se trouvait pas encore dans le jardin de votre voisin à ce moment-là – aurait pu croire qu’elle avait pris une décision ; nous le croyons tous à tout moment, alors inutile de la blâmer. Mais il se trouve que la situation inconfortable dans laquelle elle allait précipiter un petit enfant humain en se glissant dans sa chaussure n’avait rien d’un choix. Disons plutôt que c’était la manière de l’univers dans son ensemble de rappeler à ce petit caillou qu’il faisait encore partie de quelque chose de plus grand. Ne détestez-vous pas quand un patron, ou alors un collègue au travail, vient dans votre bureau, dans votre univers, et vous demande – bien que ça n’ait rien d’une demande – de le suivre dans une autre salle, dans un autre univers, plus froid, plus mesquin et dans lequel vous ignorez totalement l’emplacement du crayon à l’encre à pointe fine le plus proche, et qu’alors que vous vous retrouvez dans cette Terra Incognita, vous vous rappelez que vous avez laissé allumé, dans votre bureau, quelque chose qui ne devrait en aucun cas l’être, et vous savez très bien que vous n’aurez pas l’occasion de réparer cette bévue avant que tout le comité présent à la réunion soit satisfait des solutions envisagées et que chacun ait dûment remballé son crayon à l’encre à pointe fine ? Si cette situation vous est familière, alors vous avez une infinitésimale idée de combien mal se sentait le caillou à ce moment précis, et de combien il s’apercevait dûrement qu’il faisait partie d’une chose plus grande que lui qui ne le laisserait jamais finir ce qu’il était venu faire en un endroit donné.

En tombant dans le soulier, la gravelle déclencha une série d’événements : fine perforation de l’épiderme, envoi d’un signal nerveux directement au quartier cérébral qui réceptionna dûment la commande sans même signer le reçu – c’est que, voyez-vous, ils étaient habitués, ils savaient que le corps avait la malheureuse habitude de se promener pieds nus sur des plages bondées d’huîtres et de coquillages acérés, et depuis quelques temps avaient convenu d’un commun accord que la chose ne méritait plus de traitement de faveur et donc passerait inaperçu, sans douleur, jusqu’à ce que soit déclaré l’état de circonstances létales. C’est d’ailleurs ce qui se passa, alors que contrairement à l’habitude, cette piqûre-là se répétait sur un laps de temps d’une longueur inquiétante, en changeant périodiquement de position, et ne semblait nullement enclin à en avoir assez. On crût qu’il s’agissait là d’un adversaire mâlin, bâti pour tenir un siège. On prit donc les mesures nécessaires, d’abord en laissant de nouveau aux messages de douleur le champ libre pour circuler. Le corps n’attendit pas longtemps avant d’adopter une nouvelle stature, obligeant l’ennemi sournois à se déplacer de nouvelles manières, à attaquer des fronts encore solides, et à se loger dans des interstices où il n’avait que peu de pouvoir. La victoire n’était pas encore tout à fait à portée, mais on laissait au moins le temps aux stratèges d’envisager un plan de contre-attaque. Mais le plan mit du temps à arriver, aussi avant même qu’il n’émerge, tous les comités s’étaient mobilisés sur une tâche immédiatement plus importante : la présence de cerises dans un arbre juste assez grand pour que les mains ne possèdent pas la portée nécessaire. De nouvelles ressources furent mobilisées, mais cette fois, avec juste devant les yeux une récompense presque certaine et imminente, la motivation à émettre un plan d’action ne s’en trouvait que multipliée.

L’énergie distillée, chauffée et envoyée à toute vapeur dans le bas du corps, les jambes s’élancèrent d’un bon prodigieux, pendant que les doigts étaient imbus de précision concentrée et que la bouche salivait déjà à l’idée de la saveur à la fois sucrée et surette du fruit. Les mains cependant n’atteignirent pas la cible, malgré toute la bonne volonté du reste de la personne, et les pieds bientôt s’écrasèrent, et l’ennemi qui s’était résigné à rester silencieux se manifesta de nouveau, employant la force et le poids du fort contre lui-même. Le souvenir de cette menace désagréable fut très mal accueillie, aussi un moment toute la structure s’écrasa, sous la douleur mais surtout sous la surprise, et tout le monde resta un moment coi, à se demander quoi faire.

Cette fois, c’en était trop, l’ennemi devait être délogé. Les membres reçurent l’énergie nécessaire à départir les fondations du corps de leurs chaussures et d’en retirer impotiyablement le fléau fait minéral qui prétendait à lui seul avoir raison d’une forteresse puissante, agile, et d’une certaine façon, intelligente.

Il peut être intéressant de noter qu’à ce moment, le caillou délogé n’avait en tête aucun plan d’avenir, et s’il avait eu besoin de se nourrir pour assurer la continuité de son existence, il aurait sans doute trouvé dommage que l’enfant n’ait pas réussi à piquer sa cerise, dans lequel cas la gravelle aurait entrepris de la lui voler, et ça, ç’aurait été méchant. Mais dans l’état actuel des choses, il ne pouvait tout au plus que mal comprendre pourquoi on le rejetait, lui qui se contentait d’être, tout simplement, plus que n’importe quelle autre chose dans cet univers, ormis peut-être la pépite de fer qui lui avait fait de l’œil, quelque part dans les montagnes, quelques milliers d’années auparavant.

Le petit humain, cependant, une fois la pierre dégagée, pris soin de noter l’étendue des dégâts infligés à la plante de son pied. La roche était plus grosse qu’il ne l’avait imaginée, aussi devait-il s’assurer que ses jambes continueraient volontiers de le supporter malgré sa négligence. Une petite goutte de sang lui fit peur en premier, mais il se calma vite, car il était un homme fort. Iul entreprit de rentrer chez lui pour se mettre lui-même un pansement.

À peine fut-il rentré dans son logis que la matrice qui l’avait conçu – on utilise consensuellement le mot «mère» pour en parler, aussi je m’y obligerai – sa mère donc, remarqua que son pied nu laissait à chaque pas un petit point rouge sur le tapis. À quoi elle se précipita, prit son chérubin1 dans ses bras, et l’emmena de force dans la salle de bain, où elle regarda la plaie, la nettoya, la désinfecta, la pansa, la recouvrit d’un bandage, la scella, et demanda inlassablement à son fils si cela lui procurait une quelconque douleur. Chose qu’il n’aurait évidemment pas pu admettre, quelles que soient les circonstances.

Un geste qui aurait dû rester banal engendra toute une série de déboires qui, dans leur complexité, ont achevé de faire complètement oublié au jeune protagoniste que cette scène précise soit déjà arrivée à un moment de sa vie.

Sur le moment, il fut déçu de ne pas avoir eu l’opportunité de se faire lui-même son pansement, il était parfaitement convaincu de pouvoir y arriver lui-même, et bien qu’un coin de lui sût que ce n’était pas là une grande réalisation à l’échelle du potentiel humain, son innocence enfantine – vous savez, celle qui fait dire «Si c’est comme ça je ne joue plus !» – décida que c’était assurément une sacré audace que d’avoir le cran de s’y risquer, et puis ce serait une très bonne chose à savoir faire le jour où ce serait son fils à lui qui se ferait mal ; il pourrait alors lui montrer tout ce que son papa sait faire ; et à cette pensée il avait éprouvée une immense fierté, qui s’était dissipée à l’instant précis où il s’était retrouvé, une fois de plus dans son existence, prisonnier des bras de sa matri… pardon, de sa mère.

Ce que cette dernière avait interprété comme un silence dû à la douleur et au chagrin était en fait une douce résignation, dont l’apothéose fut que l’enfant se traîna nonchalamment jusque dans sa chambre, le pied bandé, sans aucun mal. Il entreprit de réfléchir et s’adonna à cette activité longuement, sautant même un repas ou deux tant le sérieux de sa méditation l’accaparait.

Les idées se bousculèrent dans sa tête et il serait ici injuste de les expliquer trop longuement, puisqu’elles-mêmes ne s’expliquèrent que le temps qu’il fallut pour concevoir leur existence propre et disparaître dans le chaos d’une prépuberté désormais enragée et plus violente que jamais. S’il voulait arriver à quoi que ce fut dans sa vie, il devait en être capable. Et il ne serait apparemment capable de rien tant que sa mère – hé, je l’ai eu cette fois ! – tant que sa mère se mêlerait de ses «bobos». Il était donc décidé : il deviendrait autonome. Peu importe le prix.

Sa première décision : manger. Tout le monde a bien faim un jour, n’est-ce pas ? Il se rendit à la cuisine et, dans un énorme fouillis matériel qui n’avait d’égal que le bruit nécessaire à l’engendrer, il réussit, au bout d’une heure, à se confectionner un sandwich. Avec une lamelle de fromage. Et des petits morceaux de salami – il était incapable de s’en couper une tranche nette. Il manqua de menacer sa mère de son couteau quand celle-ci vint se proposer pour l’aider. Heureusement, c’était une femme intelligente. On sous-estime souvent combien les gens intelligents ont de meilleures chances de survie dans notre monde.

De ce sandwich, il apprit bientôt à aller chasser lui-même sa nourriture dans la forêt des supermarchés. Bien entendu il lui fallait une arme, l’impitoyable et létal argent, aussi se résolut-il à s’en procurer, tondant les pelouses l’été, déblayant les entrées l’hiver, plantant des fleurs au printemps, et à l’automne, il grattait les feuilles et les amenait par grands sacs dans sa cour pour y sauter, au grand dam de ses parents.

Quelle ne fut pas la surprise de notre héros lorsqu’il s’aperçut – avec une certaine satisfaction, il l’avouerait volontiers s’il n’était pas qu’un personnage que je contrôle à ma guise – que l’argent ne servait pas qu’à tuer et rapporter la nourriture de l’épicerie, il pouvait aussi servir à tout plein de choses qui impliquaient les autres personnes ! Désormais il enverrait les autres chasser pour lui, il aurait un atout de plus dans sa poche au moment de sélectionner une femelle – il est intéressant de préciser que les femelles plus «conscientes» et moins superficielles l’ennuyaient, elles ne savaient pas faire de tours jolis à voir ou refusaient obstinément de les faire – et il aurait le moyen de générer facilement encore plus d’armement monétaire en prévision des temps durs.

Ainsi, sans résumer cette histoire parce que résumer les histoires m’ennuie, encore une fois une chose insignifiante – en l’occurrence une gravelle – mena à un pansement, qui mena à un sandwich, qui mena à l’épicerie, qui mena à tout plein de richesses par des moyens détournés et moins détournés mais surtout très longs à franchir même en ligne droite – mais de toute façon, qu’est-ce qu’une ligne droite ? Un autre discours hollywoodien, une autre rencontre fortuite, un autre héros qui prit la seule décision susceptible de le mener sur cette voie improbable qui devait peut-être simplement voir le jour, sans raison, parce que lui donner une raison lui enlèverait toute sa magie et alors on n’appellerait plus cela le destin, car le destin est magique et n’a pas de raison.

Le point important à noter ici, c’est qu’un autre protagoniste a aussi suivi son histoire. Oh bien sûr, tout le monde se sacre complètement de cette pépite de métal qui avait rencontré la gravelle dans les montagnes ; cette pépite qui a roulé de quelques centimètres pendant encore quelques dizaines d’années, jusqu’à se faire manger avec un tas de matière fécale par le chien d’un voisin éloigné qui apparemment trouvait délicieux ce déchet organique, déchet qu’il est allé rejeter à son tour dans une rivière près du chalet appartenant au voisin sus-mentionné, où la masse métallique qu’il contenait s’est à son tour faite bouffer par un poisson qui s’en allait vers la mer, pour se faire encore manger quelques fois par de plus gros prédateurs avant de tomber dans un petit volcan sous-marin au fond de la côte Atlantique. Dans quelques millions d’années la petite pépite réapparaîtra, précieuse, et sera taillée par l’équivalent actuel d’un joallier pour se retrouver au cou d’une femelle que l’espèce dominante sur la planète à ce moment trouvera charmante, et qui se trouvera à être une des seules personnes sur la planète portant en elle quelques molécules qui faisaient jadis partie du corps de Antoine.

La pépite ira à des endroits où nul humain n’ira jamais, deviendra ce qu’aucun humain ne deviendra jamais, et aura une qualité qu’aucun humain ne possédera jamais : la qualité de se faire aimer de tous – personne ne songerait jamais à détester un diamant – en plus qu’elle sera la pierre portée par une fière détentrice de quelques atomes de Antoine. Bref, malgré tout cela, malgré que le monceau minéral ait été un personnage au même titre que l’humain dans cette parenthèse, pensons-y : quelqu’un un jour écrira-t-il en détail l’odyssée millénaire de cette brave petite pépite ?

Sur ce nous pouvons dès lors revenir à l’histoire de Antoine. Rappelons-nous qu’il avait demandé à ses actionnaires : «Savez-vous vous faire un sandwich ?» et qu’évidemment, personne n’avait répondu, car ils ne connaissaient pas plus le passé de leur directeur, qu’ils ne connaissaient l’étonnante odyssée de la pépite.)


1 J’ai toujours trouvé qu’il était étrange d’employer le terme «chérubin» pour désigner un petit enfant mignon et sans défense. Si on s’attarde à la linguistique, notons que le mot vient de l’assyrien karabu, signifiant grand ou puissant (ou selon certaines versions : celui qui prie). Dans l’Ancien Testament, les Chérubins sont les gardiens de l’Arbre de Vie, qu’ils défendent avec des glaives tournoyants. Quelque part dans l’histoire, une génération de parents a dû prendre ses enfants pour ses gardiens, espérant peut-être se délivrer de leurs charges parentales qui devait leur conférer un stress impropre au travail de la terre. De toute façon on peut imaginer que la peste et le scorbut ont tôt fait de faire oublier à tous et chacun les raisons précises pour octroyer à des êtres jugés si innocents, un nom aussi violent. Merde, Cupidon tire des flèches sur les gens le jour de la Saint-Valentin ! Quel genre de personnage aimant est-ce que cela ?

1 commentaire:

  1. J'explique le concept. Ce texte est parti d'un défi lancé entre amis, dont l'objectif était d'écrire un texte de cinq pages de long, qui soit en fait une parenthèse potentiellement intégrable dans un récit plus large.

    Aucune autre contrainte, juste une parenthèse foutument longue de 5 foutues pages !

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