vendredi 6 mars 2009

Isoldibe - Partie I

Quelle magnifique soirée en cette cinquième saison. Déjà les peuples savent qu'après encore trois saisons, incluant celle-ci, sera célébré le premier jour d'une année nouvelle, et déjà chacun prépare l'événement à sa manière. Quelques téméraires par-ci par-là se font inviter ou s'invitent eux-mêmes chez des voisins ou de lointains inconnus hospitaliers, désireux de parfaire leur culture des coutumes étrangères.

Mais si cette saison marque le début des préparatifs en vue de la plus grande fête à l'échelle planétaire, pour certains de notre région elle signifie simplement la venue des temps les plus chauds de l'année. Et pour moi, tout ce qu'elle représente... c'est la période de pleine floraison des fleurs de cristal.

Les isoldibes.

Ces merveilles faites végétales sont considérées comme l'apex du modèle de beauté naturelle dans les boisés depuis des temps immémoriaux. Il est impossible de les cultiver domestiquement. Leur reproduction, leur expansion et leur floraison obéissent à des lois naturelles que nul floriculteur, aussi empathique soit-il envers la nature, ne peut émuler. Toutes les civilisations, toutes les mythologies, ont évidemmet tenté d'expliquer le phénomène. Ainsi sont nées et se sont multipliées les légendes, jusqu'à ce que la plante devienne l'objet le plus singulièrement évoqué dans toutes les écritures sacrées.

Par exemple, les Haliyapés, du continent surnommé le troisième, racontent qu'une entité supérieure habitant une sorte de monde parallèle, Verediap, aurait créé les fleurs de cristal par jalousie pour un semblable éloigné, nommé Djovah. Dieu d'un autre monde coupé du nôtre, Djovah aurait réussi à cultiver un jardin d'une telle grandeur, d'une telle variété de couleurs et de formes, que l'univers entier conspirait déjà d'en faire son centre de révolution. Verediap alors aurait désiré prouver que la quantité et la variété ne font pas la valeur d'un jardin, aussi il aurait aussitôt planté en ses propres champs une plante d'une telle splendeur que désormais, tous les jardins du cosmos graviteraient plutôt autour du sien pour l'éternité, tous jaloux de son sublime éclat.

Les Milanibes quant à eux, de leur continent perdu entre six océans, contaient déjà depuis des générations, avant même que les premiers colons Rayen y soient parvenus, l'histoire de l'esprit des forêts, Yoch'Itl. On le disait toujours ivre car il s'adonnait, depuis le début des temps, au même banquet sans fin, doublé des plus truculentes orgies. Les autres esprits, voulant le punir de sa négligence envers les grands espaces, le dérobèrent de tous ses verres et contenants, l'empêchant ainsi de boire décemment. Loin de s'en trouver affecté, Yoch'Itl alla cueillir les plus belles fleurs du monde et, chez lui, les moula dans le verre pour s'en faire des réceptacles propres à consommer sa liqueur. Craignant néanmoins que ses frères ne lui enlèvent également ces joyaux de coupes, qui étaient ses plius grandes œuvres d'art, il en sema dans toutes les forêts de la planète, s'assurant ainsi que nul ne pourrait jamais les faire disparaître totalement. Ainsi, seules les fleurs les plus belles étaient cueillies par Yoch'Itl, changées en verre puis replantées dans la nature, et aucune fleur domestique, visiblement, ne pouvait convenir à son rafinnement. Même les isolbides grandies par les soins des meilleurs cultivateurs du monde ne reçurent pas la grâce de l'esprit mâlin.

Ainsi se multiplient les légendes ayant traversé les âges. Elles furent les muses des poèmes les plus inspirés que les chantres de notre quadrant aient rédigés ; la cause de découvertes inusitées dans des élans de savante passion ; et plus d'une femme, dans son arrogant désir de posséder le plus large éventail de ces luxueuses merveilles, convainquit un homme ambitieux de conquérir, par la voix et par les armes, des territoires riches de ces bijoux éphémères. À toutes les époques l'on trouve des concours richement organisés, où les isoldibes les plus grosses, les plus claires et des formes les plus complexes étaient présentées comme les fiertés de leur royaume respectif. Telle était, et est toujours dans les âmes les plus romantiques, le pouvoir à la fois attribué à, et conféré par, ces extraordinaires produits d'une nature orgueilleuse.

Des histoires de dieux artistes, des contes de concours d'hommes et de femmes aspirant à un panthéon, des allégories de nature ennuyée cherchant à se découvrir et à se parfaire elle-même ; toutes ces histoires renvoyaient à quelque chose de plus grand que le monde et bien souvent, d'inaccessible que par de rares élus vertueux, des martyrs pieux issus d'une race indigne. Peu importe la culture concernée, on pouvait sentir un lien étroit mais solide tissé entre les fleurs de cristal et d'autres mondes, des dieux, des entités incompréhensibles et à la limite de l'omnipotence, comme si ces bijoux végétaux s'annonçaient depuis toujours comme hémissaires d'un pouvoir créateur, ou alors entropique, la preuve qu'existait quelque chose d'autre, plus loin, plus haut, ailleurs. Quelque part entre leur fragile intérieur de matière vivante et la beauté cristalline de la fine carapace qui les gardait bien à l'abri, entre notre conscience et le corps de l'univers dans son ensemble, peut-être dans notre totale et exubérante ignorance, peut-être simplement dans une conscience imparfaite, se trouvait quelque chose d'indéfinissable et d'absolument désirable.

On étudie aujourd'hui telle tradition, telle religion ou telle cérémonie, comme autant de sornettes issues d'esprits imaginatifs mais primitifs, sauvages, barbares et à tous les niveaux, inconsidérés. Ainsi le collège des historiens, mes collègues, visualisent les légendes à travers la loupe du contexte historique des écrits. Ils y décèlent paradoxe par-dessus inconstance, et mettent volontiers dans le même panier : la foi, le charlatanisme, les crimes professés au niveau d'un idéal transcendant et les philosophies, ma foi douteuses, cherchant maladroitement à réconcilier les croyances ancestrales avec les nouvelles avenues scientifiques dans un doux compromis qui, ultimement, ne pouvait totalement satisfaire personne.

Pour ma part, chaque promenade dans cette forêt, située à quelques pas de ma demeure – ou préférerais-je dire : à quelques pas de laquelle est située ma demeure – à la différence de mes compères du collège, ne plongent pas mon esprit dans des époques ancestrales dont on ne peut qu'assumer les faits, au début du langage parlé, de l'écriture et de la sédentarité. Plutôt, chaque escapade me fait revoir cette troisième saison, quelques années auparavant, un moment isolé d'une adolescence qui m'a fait constater bien des désastres que je n'étais peut-être pas prêt à appréhender, et qui m'a du même coup apporté une sagesse semblant ressortir du fond des âges.

Comme par un déjà-vu provoqué, je me souviens presque de chaque mouvement exécuté quand, à la fois angoissé, stupéfait et sentant une partie de mon enfance effritée, je constatai les dégâts de l'incendie qui s'était déclaré la nuit précédente dans cette même forêt où j'avais l'habitude de jouer et de rêvasser tout mon saoul. Même après l'enfance, après que l'on ait éteint la majeure partie des cordons intuitifs qui nous liaient encore inconsciemment à la vie, l'univers et tout ce qu'il contient, même à cette période de torrents qui nous détachent du naturel sacré... Même bien après que cet âge blanc ait sonné son glas terminal, être témoin d'une telle hécatombe inspire un profond sentiment de deuil ponctué de colère. Je sentais dans toutes les dimensions de mon être la fin d'incalculables vies, et le changements de tant d'autres. J'imaginais avec horreur les familles de cerfs fuyant la mort, les mâles incapables de franchir les passages où les troncs se côtoyaient étroitement, coincés par leurs cornes d'ivoire ; et le lièvre courant côte à côte avec le loup, l'un alors en proie à un prédateur bien plus imposant, l'autre manquant soudainement d'appétit ; et les quelques visiteurs nocturnes de la belle étendue boisée, témoins directs d'un inexorable raz-de-marée chaud et sulfureux, comme une parcelle d'enfer matérialisée dans notre monde.

Les gens autour de moi – les curieux, les blessés, les affectés, les sauveteurs, les reporters, les écologistes du dimanche – tous ressentaient le même désarroi, ça se lisait aussi clairement que sous les deux soleils de Vagwdzilt. Et comme les mauvais sentiments, comme les mauvaises nouvelles, semblent constituer un type d'énergie qui frôle la propension épidémique...

Plusieurs attendaient impatiemment que les autorités déclarent le terrain à nouveau sécuritaire, certains pour reprendre leurs activités, d'autres pour contenter leur curiosité qui les suppliait d'évaluer par eux-mêmes les dégâts causés par la catastrophe. D'autres encore se pressaient de voir ce qu'ils pouvaient soutirer au malheur. Et finalement ceux comme moi, cherchaient un peu désespérément un moyen de rétablir un lien rongé par la destruction du hâvre, ou au moins d'en tisser un nouveau avec la prochaine génération d'arbres, car l'espace allait assurément être reboisé ; ainsi nul ne se sentirait complètement étranger parmi les nouvelles branches.

L'ordonnance tant attendue fut annoncée et officielle le troisième jour après l'incendie. Je m'étais réveillé de bonne heure ce jour-là pour être parmi les premiers à mettre le pied dans la cendre encore fraîche, sur les pierres encore noircies, dans la terre encore écorchée, parmi les troncs calcinés ayant eu bien peu de temps pour cicatriser. De la nature sans maquillage, sans baume, sans pansement, blessée, violée et toujours à vif, j'allais être le témoin intime.

La route perdue dans les décombres et les monticules de poussière trempée de rosée, entouré des restes d'un brasier absolument cruel et dépassant le champ lexical de la violence, je la traversai d'une démarche qui semblait à l'image de mon humeur, mélancolique, comme s'il m'avait été donné pour mission d'accompagner le chemin dans les courants à la fois maritimes et aériens de la mort. Le noir environnant contrastait avec les teintes claires de vert et de brun et de jaune qui parsemaient habituellement la vaste étendue d'arbres, centenaires pour une grande partie. Tout était différent ; on ressentait qu'en plus de la vie, le brasier avait emporté avec lui tout souvenir ; nous ne verrions plus jamais la forêt de la même manière, et parallèlement, elle non plus ne se souviendrait plus jamais de moi, des autres, de nous. Ce serait une redécouverte à partir de rien, une réinvention de la raison particulière qu'avait chacun pour entrer en relation avec le boisé, et de la manière dont le boisé à son tour allait nous le rendre à tous. Tout serait différent.

Mais c'est en arrivant dans la clairière, pas très loin du centre parfait de la forêt mais à peine plus à l'ouest, que me vint une sorte de révélation qui allait changer à jamais l'affect que ce boisé faisait en moi s'épanouir, et avec lui de tout le règne végétal de notre monde. Dans cette clairière, dégagées de troncs déchus qui avaient été la proie et la victime des flammes, protégées de la course désespérée des animaux fuyant la mort, et pourtant – en témoignait la cendre – elles avaient subi, comme tout le reste du bois, la hargne de l'incendie ravageur ; dans ce milieu désert, par-ci par-là, au hasard des irrégularités du terrain, se tenaient fièrement, intouchables, inviolées, comme oubliées par la déflagration, des dizaines de bouquets de fleurs de cristal.

Il me fait étrange, en effet, de considérer que ce qui, à moi, m'apparaît comme le plus distingué instrument de survie, un moyen éminemment immanent de conserver sa place dans ce monde, à d'innombrables peuplades soit apparu comme la manifestation d'une influence éthérique aux buts souvent insondables. Mais chaque fois que je me rends dans cette forêt, et que je vais à la clairière ou dans les sous-bois, cueillir de ces merveilles avec une tendresse rituelle et sacralisée, il m'est hardu de ne pas penser, de ne pas croire, que peut-être, même sans en avoir quelconque preuve... peut-être qu'ils n'avaient pas tort.

1 commentaire:

  1. Quelques notes sur le texte...

    Il s'agit d'une nouvelle qui n'est qu'une partie d'un plus grand tout, et d'autres nouvelles sur le même thème sont prévues pour mieux centrer certains éléments-clé et mettre plus d'emphase sur l'action.

    Ainsi, plusieurs éléments présents dans ce texte pourront être déplacés pour les situer dans un meilleur contexte ou alors leur allouer leur propre nouvelle complète.

    La plus grande critique que l'on a attribuée au texte jusqu'alors : on dit de ma prose non-rimée qu'elle est très empreinte de ce lyrisme qui caractérise ma poésie, et que ce n'est pas nécessairement une faute, mais qu'il y aurait lieu de se demander si une telle "poésie" a sa place dans une nouvelle. Je ne suis pas en désaccord avec cet avis, peut-être devrai-je apprendre à utiliser des styles différents selon le contexte et l'intention.

    D'autres critiques concernaient la toute première version de ce texte. Ce que vous avez lu (ou lirez) est le second jet. Certains avis se sont solvés par des modifications au texte, d'autres ont été délibérément omis. Mais tout avis, je vous l'assure, a été pris en compte.

    Sur ce, comme toujours, avis, critiques et tomates sont les bienvenus.

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