Avril, siècle vingt et un, page du journal
D'un homme vieux, d'un homme à l'incurable mal ;
Je suis laid, je suis gris, je suis à la merci
Des rêves de là-bas, des souvenirs d'ici,
D'une douleur aigûe à la pointe de glace,
Aux gromaces saugrenues de ma triste face ;
Les reflets se succèdent en mouvements blonds
D'écume marine et d'algues flottant des criques
Comme au creux d'un arbre, les anneaux concentriques
Décomptent les anniversaires dans le troncs ;
Et l'océan parle le langage des siècles
Un dialecte inesthétique, brouillon, rustre,
Dont les vers ne riment pas, dont les mots s'épèclent,
Sans goût pour la subtile poésie des lustres ;
Je n'ai à répondre nul écho d'avenir
Mais plutôt passé ; des anneaux de souvenir
Et chaque vague est comme à mon âme d'enfant
Le martèlement fanatique de Vulcain
Qui forge avec rage les rides de demain
Pour me les marquer de son fer chauffé à blanc ;
Du haut de ma forteresse, du haut du phare
Dont j’ai fait ma maison, celle de ma mémoire
Il m’est hardu de voir, sans repos prévisible
Déferler, guidés par un Éole invisible,
Les afflux des marées et les reflux des plages,
L’immuable horizon comme seul paysage ;
Car à l’instar des flots qui remuent sur la berge
Ma nature est changeante mais je reste en place
Flegmatique gardien du titanesque cierge
Qui guide les vaisseaux à rebours sur leurs traces
Les bateaux vont et viennent ; dans leur cargaison,
De truculents contes des autres latitudes
Ressassant l’effroi, l’ineffable solitude
D’un équipage soumis à Poséidon ;
Rapportant des trésors de Shangaî et de Spartes,
Flanquant des îles dont ne parle aucune carte,
Ils retrouvent leur serviteur, patient, curieux,
Nourrissant le phare pour leur retour glorieux
Les soirs se suivent et je rêve des grands larges
Certaines nuits, je me réveille entre deux songes
Et à la limite océane qui prolonge
Les choses célestes dans le plancher des barges
Il me semble voir se créer, à même l’eau
Les formes fantasques de maints Léviathans,
Des serpents ailés, attelés à des chariots
D’obsidienne, de basalte et de diamant ;
Ils murmurent les légendes immémoriales
Plus vieilles que les dieux, l’almanach d’Akasha ;
Par-delà la ligne où l’aurore boréale
Se reflète dans le calme rideau de kasha,
Je conçois qu’il existe un tout autre pays
D’où même le poète revient ébahi ;
Je ne peux que lancer mes doigts à la conquête
De ce royaume qui s’incarne dans ma tête
Aux collines d’argent, à la prairie dorée
Où reposent les ysopets d’Hyperborée
De cet eldorado cent d’océans me viennent,
Par le murmure des vents, la mélodie des vagues
La funeste élégie des flûtes arcadiennes
Chargées du poids de la sagesse dont se targuent
Les années ; Et pourtant, après soixante-seize
D’entre elles, me voici pas plus sage qu’à treize ;
Me voici fantasmant sur d’autres continents
Plein de plans pour plus tard et rien pour maintenant ;
Ah ! L’attente… l’attente, n’y ai-je perdu
Que des bribes de vie, des morceaux de vécu ;
Non ! L’attente, j’y ai voué toute une existence,
Du repos aujourd’hui pour mieux marcher demain
Car là je serai riche, là j’aurai la chance,
J’aurai tout le loisir et j’aurai les moyens ;
Demain, demain, il arrivera, mon Argot !
Et je serait Ulysse, et je serai Jason
Ou peut-être Homère, et j’écrirai les chansons,
Les poèmes, les épopées de nos travaux ;
L’attente… l’attente, une de plus, une encore !
Elle est judicieuse, avisée ; une Grande Ourse
Pour qui n’a pas le zèle et n’a pas les ressources
Pour l’oisillon qui cherche la force d’éclore !
Car à quoi bon partir l’esprit las et oisif,
Prendre la mer avec un radeau comme esquif ?
Pourquoi craindre le pire pour tenter son heur
Quand il est possible de troquer le meilleur
Contre un peu d’attente ? L’empyrée aie ces fiers
Qui voyagent d’un pied et de l’autre rêvassent,
Qui ont pour toute épée que leur esprit sagace
Et pour toute armure le reni des revers !
Je désirais naviguer les mers jusqu’aux sources
Suivre Ra en direction de l’occident
Mais je ne possédais ni les savoirs des vents,
Ni les arts des voiles, ni pécule à ma bourse ;
Et me voici ainsi, depuis le siècle vingt,
Borné à ma tour, mon Hypérion marin
Les vaisseaux vont et viennent, presque à l’unisson
Sombrent, puis réémergent, après l’horizon
Et je me languis, moi gardien de phare sage
J’attends que mon Argot me convoque au voyage
Je partirai léger, sans idée de retour
Pas de calendrier ; je compterai les jours
Selon le nombre de pages à mon poème
Ressassant nos labeurs, notre vie de bohème
Les nefs reviendront par ma chandelle guidées
Mais la trouveront solitaire, abandonnée
Les marins verront encore pour des années
Se consumer la flamme du beffroi évidé
Et si jamais le phare venait à mourir,
Grand bien leur fasse ! Ils m’attendront pour revenir !
Parutions - été/automne
Il y a 4 ans